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Writer's pictureGwendoline Perret

The Child of Happiness

L'enfant du bonheur

Translated from English by Gwendoline Perret

Original text below

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Nous roulons dans les rues d’Addis-Abeba dans un vieux taxi Lada bleu et blanc. Je suis assis sur le siège passager et Suzanne est assise à l’arrière, elle tient notre fils. Nous voyons des monuments à l’architecture stalinienne et des bidonvilles faits de terre, de bois et de tôle. Nous dépassons l’abattoir avec sa pile d’os blanchis par le soleil de plus de vingt mètres de haut et ses gommiers où se perchent les vautours. Nous butons sur des nids-de-poule remplis d’eau dans la rue menant jusqu’à l’hôpital où un assortiment de mendiants (indigents, aveugles, estropiés) vit dans des cabanes de fortune en carton. Nous passons devant les cafés à la mode, fréquentés par les jeunes et riches ; les femmes aux cheveux lissés par des produits chimiques et aux vêtements moulants, les hommes aux cheveux coupés courts et aux costumes élégants.


Les rues sont remplies de femmes portant des robes de couleurs vives et des foulards rouges, jaunes et orange recouvrant leurs têtes. Elles transportent des poulets vivants sous les bras et des paniers de roseaux tressés sur la tête. Les rues sont aussi remplies d’hommes en uniformes de policier vert olive ou en costumes ayant vus des jours meilleurs. Des chèvres noires et blanches broutent l’herbe et les mauvaises herbes sur le bord de la route, des vieillards poussent de petits ânes marron avec des bâtons. Mais les rues sont avant tout pleines d’enfants qui portent des vêtements de récupération qui ne couvrent qu’une partie de leurs membres. Ils poursuivent les taxis quand ils s’aperçoivent qu’ils transportent des feranji, des personnes de couleur blanche, dans l’espoir de recevoir quelques pièces. J’en entends un m’appeler, « Hey Mister, my stomac is zero!”[1]


Notre chauffeur de taxi, Mekonnen, nous emmène au Wereda 20, Kebela 38, l’hôtel de police mentionné sur le maigre rapport concernant notre fils. Il parle avec agitation à un officier dans le dialecte local, l’amharique ; le jeune homme hoche la tête en regardant notre fils. Il nous presse à travers une porte dans un bâtiment en béton, repoussant une chèvre du pied. Nous le suivons, contournant la crotte et l’urine sur le pas de la porte. Deux autres officiers de police se joignent à nous et la conversation avec Mekonnen se poursuit. Un grand registre est descendu d’une étagère et ouvert. Le premier officier de police en transcrit un passage avec attention, utilisant une écriture fluide, qui ressemble à l’arabe, sur une feuille de papier volante. Quand il a terminé, il la donne à Mekonnen. Notre chauffeur devenu interprète dit que c’est une brève description des circonstances de la découverte de notre fils par les policiers.



Le policier qui est intervenu et a emmené Fsiha du tel shak à l'hôpital. Crédit photo: James R. Holden

L’appareil photo qui nous a été enlevé avant d’entrer dans l’hôtel de police nous est rendu et toute l’équipe, soit une dizaine de personnes, se réunit autour de nous pour les photos, chacune portant notre fils à son tour. Après de nombreuses mains serrées, nous reprenons la route cabossée dans le vieux taxi Lada et nous nous enfonçons encore un peu plus dans le quartier le plus pauvre de la capitale éthiopienne.


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Le Département de la Famille du Queensland nous avait dit que le délai entre l’enregistrement d’une demande d’adoption par un couple et l’attribution d’un enfant venant de l’étranger pouvait être écourtée à 18 mois.

Quand le formulaire de demande est arrivé nous l’avons renvoyé par les services postaux et nous avons attendu des nouvelles du Département de la Famille. Nous avons attendu. Et puis nous avons encore attendu. Nous sommes devenus des maîtres absolus dans l’art de l’attente.


Au bout de six mois nous avons reçu la première des nombreuses missions qui nous seraient données par la suite. Celle-ci était quelque chose comme : « en autant de mots que possibles, décrivez chaque détail de votre vie. N’oubliez pas de nous parler des cadavres qui se tapissent dans les sombres recoins de vos armoires du passé ; nous savons que nous en avez, alors n’essayez pas de nous les cacher. Ensuite nous vous enverrons un représentant des services sociaux pour discuter avec vous pendant des heures, jusqu’à ce que nous soyons certains que vous et vos cadavres soyez émotionnellement, physiquement et financièrement capables de répondre à tous les besoins d’un enfant éthiopien. »


C’est ainsi que commença notre évaluation, qui dura presque deux ans. L’équipe du Département de la Famille venait et repartait aussi vite que les règles changeaient. Vers la fin du processus un des membres de l’équipe nous a dit que notre dossier allait être approuvé pour un enfant unique ou une fratrie, nous étions aux anges. Un autre membre de l’équipe nous a alors expliqué que nous pouvions oublier la fratrie parce que nous n’avions pas d’expérience avec les enfants. Personne dans le Département de la Famille ne semblait pas voir la cruauté de cette décision, en particulier à l’encontre des innombrables orphelins éthiopiens. Des milliers d’enfants sont abandonnés chaque année en Éthiopie en raison de l’extrême pauvreté. Nombre d’entre eux sont abandonnés par de jeunes mères célibataires qui s’exposent à des peines allant jusqu’à cinq ans de prison si elles sont prises sur le fait.


Deux ans, onze mois et dix-neuf jours après le dépôt de notre demande, le téléphone sonna dans la voiture. C’était Suzanne. « Je viens juste d’avoir des nouvelles du département de la Famille. On nous a attribué un petit garçon de deux mois ! » Je suis presque sorti de la route.


Le jour suivant nous arrivions au Département de la Famille de Brisbane pour accepter l’attribution. Un représentant des services sociaux nous a tendu, avec révérence, une photo montrant le crâne rasé, les épaules maigres et le bras gauche d’un petit garçon à la peau marron clair nommé Fsiha (Fi-sah-a). Nous avons tenu la photo précautionneusement entre nous, étudiant avec attention les traits de notre nouveau fils. Fsiha nous regardait tristement avec de grands yeux noirs.





Fsiha, première photo - Provenance: James R. Holden


Nous nous sommes ensuite pressés jusqu’au Département de l’Immigration pour remplir les papiers de Fsiha. Alors que nous attendions pour déposer le dossier pour son permis de séjour australien, j’ai remarqué un homme d’origine africaine assis patiemment dans la salle d’attente. Il était mince, probablement proche de la fin de la cinquantaine, et avait les cheveux frisés poivre et sel. J’étais sûr de le reconnaître comme l’homme que j’avais vu dans une émission de télévision sur un couple ayant adopté deux enfants éthiopiens.

« Excusez-moi, êtes-vous Lakew (Lakor) ? », ais-je demandé en tentant ma chance. C’était bien lui.


Lakew rendait visite à son fils qui était à l’université de Brisbane et essayait de régler un problème avec le VISA de son fils. Il était tout à fait d’accord pour nous parler de notre attribution, nous nous sommes donc assis pour partager un café au rez-de-chaussée du bâtiment officiel.

« Ishi (D’accord), le petit Fsiha », a-t-il dit en regardant la photo qu’il avait lui-même prise quelques jours plus tôt. « Son nom signifie bonheur. »


Je n’ai jamais cru au destin. Mais entendre ces mots de la bouche de cet homme qui, avec sa femme Misrak, dirigeait la partie éthiopienne du programme d’adoption australien, tout juste une journée après l’annonce de notre attribution, dans un café à Brisbane, m’avait presque convaincu que tout ceci était écrit.


Six mois plus tard, Misrak nous attendait au milieu du chaos de l’aéroport d’Addis Abeba, l’air calme et élégant dans son costume-pantalon sur-mesure rouge. Ses cheveux noirs étaient tirés vers l’arrière, faisant ressortir ses traits fins et son teint noir olive. Elle a accueilli chacun de nous en nous prenant dans ses bras et nous a offert des macchiatos sur un stand tout proche. Elle nous a ensuite conduits jusqu’à sa vieille Peugeot, repoussant les opportunistes voulant porter nos sacs sur 100 mètres pour dix dollars américains d’un geste du pied.


Notre logement était un assemblage de bâtiments bas dans un des quartiers les plus opulents d’Addis-Abeba. Un large portail en fer avec une porte à judas séparait la route de la petite cour et était bordé de chaque côté par une haie à hauteur d’homme, taillée avec soin. Quatre couples australiens étaient sur place. Ils avaient déjà récupéré leurs enfants dans la maison d’accueil tenue par Misrak et Lakew. Nous avons essayé de dormir en attendant le retour de Misrak plus tard dans l’après-midi, mais c’était impossible. Alors nous sommes restés là, allongés sur le matelas de crin de cheval défoncé, à écouter les nouvelles familles jouer dans la cour.


Nous avons finalement entendu le klaxon de la vieille Peugeot dans la rue. Dans la maison d’accueil, de l’autre côté de la ville, Misrak nous a servi du café frais et nous a laissé. Nous avons tendu le cou et l’avons aperçue dépassant la fenêtre derrière les chaises du salon sur lesquelles nous étions assis. Elle disparut derrière le coin de la maison.


Nous nous sommes tous les deux levés lorsque Misrak est revenue dans la pièce. « Voici Fsiha. », a-t-elle dit. « C’est un très beau garçon. » Elle a tendu Fsiha à Suzanne et est partie en disant qu’elle reviendrait un moment plus tard.


Fsiha était alors potelé et en bonne santé avec une peau lisse et dorée. Ses cheveux étaient devenus une masse de boucles souples. Mais ses yeux n’avaient pas changé, si noirs qu’ils étaient presque laiteux et qui nous regardaient avec espoir.


J’ai porté mon fils pour la première fois. Il s’est facilement logé dans mes bras et je me suis senti envahi d’amour.


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Alors que Mekonnen nous conduit à travers les rues pauvres d’Addis-Abeba, je réfléchis à la semaine qui vient de s’écouler, riche en expériences autour d’un bébé : donner à manger, donner le bain, préparer le biberon, changer les couches. Il arrête le taxi et demande son chemin à des adolescents. L’un d’entre eux, portant un tee-shirt arborant la photographie de Leonardo DiCaprio montre du doigt le bout de la rue où se trouve un panneau blanc accroché à trois mètres du sol, sur un poteau électrique en bois. L’inscription en bleu correspond à ce qui est écrit sur le fin morceau de papier que Mekonnen tient dans sa main.



Le coin de la rue. Crédit : James R. Holden

Cet endroit marque la fin d’un voyage que Suzanne et moi avons commencé il y a huit ans pour devenir une famille. Ses jalons auront été les doutes rongeant le quotidien à cause d’une infertilité inexpliquée, l’optimisme naissant et s’effaçant rapidement de trois échecs de fécondation in-vitro et la pénible frustration du programme d’adoption internationale du Queensland. Mais tout ça est maintenant derrière nous et nous nous tenons sous le dernier jalon, découvrant l’endroit où notre fils a été abandonné.


Si la différence entre une rue et une piste est le bitume, alors nous nous tenons tout juste dans une rue. La surface de la route est scarifiée, abîmée, comme un visage grêlé. Et si une maison se définit par un toit et des murs, alors ce sont des maisons que nous voyons, mais un patchwork de tôles rouillées assemblées à la va-vite serait une description plus proche de la réalité.


J’imagine une fille de 15 ans se déplaçant rapidement le long de cette rue, passant devant ces maisons, la tête courbée et le visage caché par un foulard de coton noir. Elle porte un paquet contre son corps mince. Le paquet est emballé dans un shamma, un tissu blanc décoré de broderies bleues et rouges intriquées. Elle observe la rue à travers une fente de son foulard, ses yeux noirs et ses joues aussi mouillés que la rue détrempée par la pluie.


Elle s’arrête à la jonction de deux rues. Dans un coin de trouve un abris à tej [2] rempli de locaux buvant des bières brassées sur place. Il est presque neuf heures et la rue est calme, mais le shanty est plein et bruyant de voix éméchées, chantant des youyous aigus.


Une pile de déchets et de poussière arrivant jusqu’au genou est le seul signe distinctif de l’intersection. La fille embrasse doucement le paquet et le dépose avec attention sur le monticule. Elle retourne rapidement d’où elle est venue. Elle ne s’arrête pas, ne se retourne pas.


Maintenant Suzanne tient Fsiha tout près d’elle alors que les gens se rassemblent autour pour regarder. Nous remontons dans le taxi et Mekonnen conduit ma famille vers le départ de notre nouveau voyage de mère, de père et de fils nouvellement trouvé.


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[1] Note de la traductrice : traduction littérale « Hé Monsieur, mon estomac est zéro ! »

[1] Note de la traductrice: tej est le nom de la bière locale


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Original text in English:



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